Claryce Monnier: «Forcer le respect par le travail»

Caroline Goldschmid – 08 mars 2024
La seconde du chef Stéphane Décotterd, à la Maison Décotterd, à Glion, est notamment responsable des essais et du dressage. A la tête d’une équipe à moitié féminine, elle met un point d’honneur à montrer l’exemple. A 30 ans, Claryce Monnier rêve de devenir maman, mais aussi d’ouvrir un jour son propre restaurant.

Bien que la cuisine n’ait pas été votre premier choix, cette voie s’est avérée le meilleur choix!
Claryce Monnier: En effet, je voulais d’abord devenir jockey de trot. J’ai grandi entourée de chevaux. Mais ma santé ne m’a pas permis de choisir cette voie: je ne passais pas les tests d’effort. On a découvert que j’avais une malformation cardiaque et j’ai subi deux opérations grâce auxquelles je peux vivre normalement. Ma deuxième passion était de cuisiner avec mon père et c’est lui qui m’a tout appris. Je respire et je rêve cuisine. 

Pourquoi la gastronomie?
Depuis la fin de l’école, j’ai toujours travaillé dans des restaurants étoilés. Je voulais continuer à faire mes armes et la gastronomie allait de soi: la question ne s’est pas posée. Quand je suis entrée à Châteauvieux, j’ai commencé directement en tant que cheffe de partie. Au bout de trois ans, j’ai été promue sous-cheffe et j’ai secondé le chef Philippe Chevrier durant cinq ans.

Que vous a appris Philippe Chevrier?
Il a un côté très paternel et nous nous sommes très vite bien entendus. Il a été mon deuxième papa. Il m’a surtout appris l’investissement: si on veut quelque chose, il faut aller le chercher. C’est un féru de boulot et il est capable de remplacer n’importe qui en cuisine au pied levé, à 60 ans passés. C’est un personnage extraordinaire.

Qu’est-ce qui a fait que, en automne 2022, vous avez décidé de quitter le Domaine de Châteauvieux?
Ma séparation, principalement. De mon côté, après près de huit ans dans cette maison, j’avais envie d’ouvrir mon propre établissement. Mais au moment de la séparation, je me suis dit que je pourrais tenter une autre maison étoilée avant de m’installer à mon compte.

Et le chef Stéphane Décotterd a appris que vous étiez sur le départ ...
Oui, et il est venu me démarcher. Quand j’ai découvert son parcours et le fait qu’il ne propose que des produits locaux, ça m’a vraiment donné envie de tenter le coup, notamment pour compléter mes connaissances.

En tant que sous-cheffe de la Maison Décotterd, quelles sont vos responsabilités?
Le chef élabore la carte et nous échangeons beaucoup à ce sujet, puis je réalise les essais. Un plat implique environ cinq essais. Vu son palais très affûté, il me reprend sur des équilibres de goûts ou des textures. Au quotidien, mon travail consiste principalement à vérifier continuellement tout ce qui est élaboré en cuisine et de dresser les plats. Rien ne part tant que je ne l’ai pas validé. Je porte donc la responsabilité de ce qui part en salle.

Vous êtes donc les yeux et le palais du chef quand il n’est pas là.
Oui. Nous nous sommes bien trouvés. Il y a un vrai feeling, des valeurs partagées et beaucoup de respect mutuel.

Vos tâches impliquent également de diriger une brigade de six collaborateurs. Quel genre de cheffe d’équipe êtes-vous?
Il s’agit de fédérer, dans le sens de créer un esprit d’équipe. Parfois, il faut serrer la vis, mais surtout montrer l’exemple. Forcer le respect par le travail: voilà comment je fonctionne. Dire à quelqu’un que l’assaisonnement ne convient pas ou que la cuisson est ratée sans lui donner les clés, cela ne sert à rien, elle ou il n’apprend pas.

Vous aimez transmettre?
Oui, et surtout j’adore cuisiner. Quand je vois qu’un membre de l’équipe galère, je vais intervenir tout de suite. Non seulement pour ne pas perdre de la marchandise, mais aussi pour éviter de faire du gâchis.

Les femmes sont-elles nombreuses dans votre équipe?
Elles représentent la moitié de l’équipe. La collaboration avec Cécile, la première cheffe de partie, Justine, la cheffe de partie poisson, et Célia, la responsable des garnitures, se passe très bien. Nous n’avons pas d’ego mal placé: quand nous ne savons pas, nous posons la question. Aussi, je dirais que les femmes sont beaucoup plus consciencieuses dans leur travail. En plus de la conscience professionnelle, nous avons le respect de la hiérarchie.

Quelles sont vos valeurs en cuisine?
La cuisine, c’est toute ma vie, et je respecte n’importe quel produit. J’ai beaucoup de peine avec le fait de gaspiller. Pas seulement parce que je pense à ceux qui ont faim dans le monde, mais aussi par respect pour tout le travail effectué en amont. Celui qui a pêché le poisson, celui qui a fait pousser un légume, celui qui a élevé une bête: il n’a pas fait tout ça pour que nous le détruisions ensuite. Dans l’idée de respecter un produit, j’aime l’utiliser dans sa totalité.

Qu’est-ce qui vous motive le plus dans votre travail?
Si nous arrivons à décrocher notre deuxième étoile, cela serait une énorme récompense pour moi. Dans l’idée d’ouvrir mon propre établissement un jour, la deuxième étoile serait d’ailleurs une très belle carte de visite. Une autre récompense est de voir quand les collègues arrivent à surpasser leur ego ou leur peur et viennent me demander de l’aide. Cela veut dire qu’ils me font confiance.

Quel est votre regard sur la place des femmes dans la gastronomie en Suisse?
Elle est encore très discrète. Autant en France les femmes cheffes sont avisées et reconnues, autant en Suisse elles ne sont pas très présentes. Cela se démocratise gentiment, mais j’ai l’impression que comme il y a peu de restaurants gastronomiques en Suisse, la plupart sont dirigés par des hommes et souvent des hommes d’un certain âge. Tout est à remettre au goût du jour. Au Domaine de Châteauvieux, j’étais la seule femme en cuisine durant six ans! Cela dit, nous y sommes pour quelque chose aussi et à nous d’oser.

Maternité et carrière ne sont que difficilement compatibles pour une cheffe de cuisine. Comment voyez-vous les choses?
C’est difficilement compatible mais pas impossible. Il faut savoir où se trouvent ses priorités. Je suis fille d’entrepreneurs et ils ont toujours eu du temps pour moi. J’ai eu une enfance géniale, mes parents sont ma vie. Et pourtant, ils étaient de gros bosseurs, ils ne comptaient pas leurs heures. S’ils sont parvenus à être de bons parents tout en réussissant sur le plan professionnel, je ne vois pas pourquoi je n’y arriverais pas.

Devenir maman fait donc partie de vos objectifs de vie?
Je me vois maman et cheffe d’entreprise. Un jour, je veux avoir mon propre restaurant.

Plutôt en Suisse ou en France?
C’est la grosse question! Etant française et vivant en Suisse depuis 2022 seulement, je ne connais pas encore bien la législation. Il faut dire que je suis tombée amoureuse de la région: il y a de l’eau et des montagnes, tout ce que j’aime! Donc j’adorerais trouver un établissement en Suisse romande. Mais on va faire une chose après l’autre, et la maternité risque d’arriver en premier.

Votre conjoint travaille également à la Maison Décotterd, en tant que chef des viandes et des sauces. Il est donc sous vos ordres…
Il le vit bien! Au travail, nous sommes des collègues. J’ai une confiance aveugle en lui car nous avons exactement les mêmes valeurs et la même philosophie de travail

Quelles sont les femmes que vous admirez?
Dans le domaine de la cuisine, je dirais que j’admire les femmes qui ont réussi et qui sont allées chercher leurs étoiles, en partant de rien. Je pense notamment à Hélène Darroze, dont la table londonienne affiche trois étoiles. Je vais aussi citer Anne-Sophie Pic, que j’ai rencontrée plusieurs fois. Elles sont des références. Elles sont respectées par leurs pairs et le succès perdure avec les années. Devenir maman ne les a pas empêchées de s’accomplir dans leur carrière.