«Un village sans bistrot, ça ne vit pas!»

Isabelle Buesser-Waser – 20 mars 2024
Laura Rod a repris l’Auberge communale de Corcelles-le-Jorat fin 2022. Le seul établissement de la commune vaudoise de 501 habitants permet au village de garder une âme, mais aussi d’instaurer un système économique circulaire et durable. Interview de cette cheffe visionnaire et authentique.

Photos: Mathieu Spohn

Ouverte de 11h à 22h, l’Auberge communale, ben ouais, à Corcelles-le-Jorat (VD) propose une cuisine locale de qualité à des prix abordables ainsi qu’une petite épicerie où on ne trouve que des produits régionaux. L’intention de Laura Rod, à la tête de l’établissement, est d’instaurer un système d’économie circulaire durable, bon pour le restaurant, mais aussi pour ses employés, les habitants et les artisans des environs. «C’est super ce que fait Laura. Elle permet à notre village de rayonner à travers la Suisse avec son concept et elle fait travailler les artisans du coin. Ça dynamise la région et permet de mettre en place un cercle vertueux», raconte le syndic de la petite commune vaudoise, Daniel Ruch. Laura Rod aime en effet utiliser toutes les ressources de la région. Elle a, par exemple, remplacé le saindoux par de la graisse de canard qu’elle récupère auprès de l’Armoire à Brume, un fumoir situé à Forel-Lavaux. «Les canards que fume Serge Porchet viennent de France, normalement je n’utilise pas des produits de l’étranger, mais si je ne récupérais pas les parures, elles finiraient à la poubelle. Cela rentre donc très bien dans mon idéal ‹zéro déchets›. De plus, il reste aussi un peu de viande que j’utilise pour faire des terrines», explique la cheffe.

C’est lorsque l’ancienne tenancière est partie à la retraite que Daniel Ruch a contacté Laura Rod pour reprendre l’Auberge communale. «Un village sans bistrot, c’est un village qui ne vit pas», lance le syndic. Depuis la fermeture de l’école - les enfants se déplacent désormais à Mézières - , il ne reste plus beaucoup de lieux de rencontre à Corcelles-le-Jorat. Hormis quelques fédérations sportives, seules la laiterie et l’Auberge permettent à la population de se retrouver. Sans établissement public, les communes se muent en cités-dortoirs et les personnes les plus vulnérables - comme les personnes âgées qui représentent près d’un tiers des résidents - sont de plus en plus isolées. «Je fais très attention à ma politique de prix. Je rogne sur les marges pour que la qualité soit accessible au plus grand nombre et que les Corçallins (n.d.l.r. habitants de Corcelles-le-Jorat) s’approprient les lieux», relate la présidente de Gastro-Lavaux-Oron. Pour qu’il soit durable, Laura Rod ne veut surtout pas en faire un établissement élitiste. «Nous testons pleins d’idées, certaines portent leurs fruits, d’autres pas. La gastronomie classique a fait son temps, il faut se renouveler et innover pour que la branche subsiste. A terme, j’espère que notre modèle sera exportable partout!» Avec ben ouais, la coprésidente de Slow Food Suisse poursuit donc deux objectifs: celui de faire vivre un village et celui de repenser le concept de gastronomie.

Laura Rod, cela fait un peu plus d’une année que vous avez ouvert ben ouais. Quel est votre bilan?
Laura Rod: ben ouais est un concept qui nous permet de tester de nouveaux modèles économiques. Le bilan après 13 mois est très positif, notamment sur la gestion des déchets et nos rapports avec les fournisseurs. L’intégration de l’épicerie permet d’augmenter le ticket moyen, et après six mois nous étions rentables à 100%. Cependant, avec l’inflation, les choses se sont un peu compliquées par la suite. Les clients sont présents, mais ils consomment moins et nous avons retrouvé les chiffres rouges.

Comment remédier à ce problème?
Après quelques mois d’analyse, nous avons constaté que notre amplitude horaire nous coûtait beaucoup d’argent. Jusqu’à présent, nous étions ouverts dès 8h avec des horaires continus du jeudi au lundi afin de permettre aux Corçallins de se retrouver pour le café le matin. Malheureusement, avec le Covid, les gens ont perdu cette habitude, et en moyenne, nous n’encaissons que 16 francs entre 8h et 12h. Cela permet à peine de couvrir les frais d’électricité ... Nous allons donc réduire nos horaires et ouvrir à partir de 11h sauf le dimanche. Ça nous permettra de retrouver un équilibre financier si le pouvoir d’achat ne diminue pas encore.

Vous avez parlé de gestion des déchets ...
Oui, en effet. C’est un aspect très positif de notre concept. Grâce à l’intégration de l’agriculture et du commerce de détail dans notre modèle économique (lire encadré p. 16), nous ne générons que 2% de déchets alimentaires alors que la moyenne dans la restauration classique est de 17%, de 8% dans le commerce de détail et de 13% dans l’agriculture.

Y a-t-il d’autres aspects de votre concept qui n’ont pas fonctionné?
Hormis l’ouverture du matin, je suis aussi un peu déçue du manque de succès de l’épicerie. Les gens n’ont pas repris l’habitude de faire leurs courses en dehors des supermarchés, notamment pour le pain. Cependant, nous n’avons pas encore beaucoup communiqué sur cet aspect. Peut-être que si nous améliorons notre communication, le succès sera au rendez-vous!

Souffrez-vous également de la pénurie de personnel qualifié?
J’ai trouvé un très bon équilibre avec mon équipe. Je pratique des horaires continus et je m’adapte à leurs besoins. Les temps partiels sont une très bonne solution. Je jongle un peu plus avec les plannings, mais je n’ai jamais besoin d’extras, car je peux toujours compter sur quelqu’un de mon équipe. Grâce à notre flexibilité, aux horaires continus et aux temps partiels, je ne souffre pas de pénurie de personnel et je constate un fort engagement de l’équipe. Par ailleurs, les horaires continus sont aussi très appréciés par les clients qui peuvent rester à table après le service de midi et continuent à consommer. Le dimanche, parfois, le service de midi et du soir s’entremêlent entre les clients du midi qui partent tard et ceux du soir qui veulent manger tôt.

Quel type de clientèle accueillez-vous dans l’établissement?
Notre clientèle est très hétérogène. Nous accueillons des gens de la région, mais aussi des Lausannois - qui montent parfois même sans voiture - ou des clients qui font le trajet pour découvrir notre concept depuis la Suisse allemande, de Berne ou même de St-Gall. La majorité des personnes qui viennent manger chez nous ont entre 40 et 60 ans et sont de tous les milieux socioculturels. Mais nous servons aussi beaucoup de familles et des jeunes qui sont sensibles à notre projet. Les personnes âgées du coin viennent boire un café ou prendre l’apéro.

Quel est le retour des Corçallins?
Les gens du village semblent très contents. Ils constituent environ 20 à 25% de notre clientèle. Ils apprécient surtout certains événements que nous organisons, comme le barbebroche, qui célèbre le lancement du poulet à la broche que nous cuisinons tous les dimanches d’avril à novembre. C’est un événement local qui permet de se retrouver. Les poulets du dimanche sont très appréciés toute la saison, on peut le manger sur place ou à l’emporter.

Comment voyez-vous l’avenir?
A moyen terme, j’aimerais pouvoir transposer notre concept dans une zone d’agglomération. Avec ben ouais, nous disposons d’analyses sur douze mois et d’un cadre clair. Notre objectif est de démontrer qu’un autre modèle économique est possible pour la branche. 

EXTERIEUR 3

Inaugurée le 1er décembre 2022, l’auberge-épicerie-hôtel ben ouais est le projet de Laura Rod, cheffe, présidente de Gastro Lavaux-Oron et coprésidente de Slow Food Suisse, Martin Rod mari de Laura et agriculteur, et Fabien Ayer, ingénieur du son reconverti dans l’agriculture. L’objectif du concept est de réduire le gaspillage alimentaire et de combattre les injustices sociales grâce à un système qui intègre l’agriculture, le commerce de détail et la gastronomie au sein de la même entreprise. En effet, les multiples facettes de l’établissement permettent de jongler avec les stocks et d’écouler les invendus à travers différents canaux.