De la plonge au château

Corinne Nusskern – 18 avril 2024
D’abord à la plonge avec zéro connaissance de la langue, puis au service et finalement, à 35 ans, un apprentissage de cuisinier? C’est possible. Dans le monde de la restauration, tout est possible, même de faire ­carrière. Aujourd’hui, Adem Özütürk est le gérant et chef de cuisine de l’établissement «zum Schlössli Haggen» à Saint-Gall.

Traduction: Isabelle Buesser-Waser

Au début, on ne voit que du rouge. C’est la toque d’Adem Özütürk, sa marque de fabrique. Juste en dessous: son visage sympathique.L’homme de 56 ans se tient devant l’auberge Schlössli Haggen, montre du doigt le versant du Schlössli situé de l’autre côté de la rue, où les enfants du quartier apprennent à skier en hiver grâce à un petit remonte-pente. Un peu plus loin commence la forêt, où il cueille souvent des herbes, et à côté, le «Ganggelibrogg» traverse l’Appenzell – son terrain de chasse pour les champignons frais.
Depuis dix ans, Adem Özütürk est le gérant et le chef de cuisine de l’établissement «zum Schlössli Haggen» en périphérie de Saint-Gall. Un trésor du début de l’ère baroque avec des encorbellements et des plafonds en bois clair qui sert d’auberge depuis plus de 350 ans. «Quand je suis arrivé ici il y a dix ans, beaucoup avaient peur que cela devienne un kebab», dit en riant ce Turc d’origine. Il vit également dans la bâtisse, avec sa femme Gülsüm (37 ans), qui est responsable du service au Schlössli.
Le chemin de ce chef atypique a été long. Il arrive de Turquie en Suisse durant son adolescence. Ses parents vivent déjà ici. Lorsqu’il atterrit à Zurich le 1er mai 1983, il porte des shorts. Sur le chemin de Saint-Gall, il commence à neiger. «J’habitais en Turquie près de Pamukkale, à 1300 mètres d’altitude, il y fait aussi froid, mais pas comme ça!», raconte-t-il. En 1985, ses parents décident soudainement de repartir, il reste. «Au départ, je ne voulais pas venir ici et après je ne voulais plus repartir.»

La gastronomie? Tout le monde peut le faire

Adem Özütürk trouve du travail à la plonge au restaurant Gartenhaus à Saint-Gall. Personne dans sa famille ne vient de la branche. Pour eux, les métiers de la restauration ne sont pas considérés comme des professions puisque tout le monde peut le faire. Après deux ans et demi, il est promu garçon de buffet, suit des cours d’allemand et intègre l’équipe du restaurant Alte Pfeffermühle, au service. Il travaille ensuite six ans comme chef de service et assistant d’exploitation dans l’établissement Mövenpick Stadtkeller, tout en passant sa patente de restaurateur et en suivant une formation de sommelier. Il économise et part six mois à Neuchâtel pour apprendre le français. «Toutes les expressions utilisées pour le service étaient en français, il n’y avait pas encore d’Internet où l’on aurait pu chercher!» Il vit selon le credo: travailler, vivre, économiser, se former. «Je n’avais pas toujours envie d’étudier, mais je n’ai jamais perdu le plaisir», confie-t-il. Et quand il demandait, il recevait du soutien. «Ils ont pris du temps pour moi alors qu’ils n’en avaient pas toujours.»
Puis le pape de la gastronomie saint-galloise Köbi Nett le fait venir au Neubädli, le premier restaurant étoilé de Saint-Gall, où Adem Özütürk effectue son apprentissage de serveur. Après un autre poste à l’hôtel Bad Horn, il en a assez de servir – et commence à travailler comme conseiller en vin chez Fusters Wy-Bude. L’amour du vin lui est resté jusqu’à aujourd’hui. «A un moment donné, j’ai atteint un point où je me suis demandé ce que je voulais encore faire», raconte-t-il. «C’est ainsi qu’à 35 ans, j’ai commencé mon apprentissage de cuisinier au restaurant Engelis et, après deux ans, j’ai été transféré à l’hôtel St. Gallen avec le chef Ruedi Staffa». Adem Özütürk reprend ensuite l’établissement en tant que gérant et chef de cuisine et en fait une adresse gourmande et raffinée. Il change le nom en Benedikt, en hommage à l’ancienne abbaye bénédictine située juste à côté.
Il y reste neuf ans, jusqu’à ce que le président de la bourgeoisie locale lui parle du Schlössli Haggen et lui dise que c’est un endroit pour lui. Au bon moment. Pendant des décennies, le Schlössli a été un bistrot de quartier. En 2007, il est rénové; les nouveaux tenanciers prévoient d’en faire un établissement gastronomique, mais cela ne fonctionne pas. Adem Özütürk comprend tout de suite ce dont a besoin l’établissement et ce que souhaite la clientèle hétérogène: «Nous avons une responsabilité dans le quartier, et l’après-midi, des promeneurs, des randonneurs ou des gens de la ville s’ajoutent à la clientèle locale, ils veulent tous s’arrêter. C’est pourquoi nous sommes ouverts de 11 h à 23 h sans interruption.»
Le soir, des personnes de toutes les couches sociales et de tous âges dînent au Schlössli – des conseillères communales aux étudiants en passant par des membres du Conseil fédéral. Il ne précise pas lesquels. Mais qu’ils soient célèbres, fortunés ou non, Adem Özütürk a appris une chose au cours de sa carrière: «Une fois que les Saint-Gallois t’ont accepté, ils restent fidèles de génération en génération.»

«C’est un métier de service, il faut le supporter»

Les plats du Schlössli sont marqués par des influences méditerranéennes, turques et asiatiques: Tartare d’aubergine avec du pain grillé, salade de cueillette aux herbes avec une vinaigrette à la grenade, mais aussi des classiques populaires comme le foie de veau avec des röstis ou des currys polynésiens. Adem Özütürk est fasciné par la Polynésie. «C’est là que se déroulera mon prochain voyage», dit-il, les yeux brillants. Le fameux menu du château, un six-plats raffiné à 109 francs, change tous les mois. On y trouve, par exemple, une soupe fruitée à la citronnelle avec des coquilles Saint-Jacques, un magret de canard sur un houmous au basilic, un filet de bar ou une joue de veau braisée et une mousse au matcha pour finir. Il puise l’inspiration pour ses créations en lui-même. Il aime beaucoup aller manger à l’extérieur pour voir ce qui permet à d’autres cuisiniers de briller. Depuis cette année, le Saint-Gallois d’adoption est membre de la Guilde suisse des Restaurateurs-Cuisiniers. Tout ce qui est possible est préparé par ses soins.
Même après dix ans au Schlössli Haggen, Adem Özütürk reste motivé comme au premier jour. «Si l’on exerce son métier pendant au moins dix heures par jour, il faut le faire bien, afin de développer du plaisir et de créer une passion», explique-t-il. «Si on le considère uniquement comme un travail, la restauration n’est pas le bon choix. Logisticien serait plus approprié.» Il essaie toujours de transmettre sa motivation à ses collaborateurs et de trouver du temps pour les apprentis afin qu’ils puissent profiter de son expérience. Actuellement, il n’en compte qu’un seul, il est difficile de trouver de bons apprentis. «Cuisiner, c’est un métier de service, il faut le supporter, même si on n’y arrive pas tous les jours.»
Il est convaincu qu’une histoire comme la sienne est également possible aujourd’hui. «Tant que l’on a de la volonté et que l’on ne perd pas sa joie, on atteindra son but», explique le restaurateur. Et l’on suppose qu’entre-temps, ses parents sont également fiers de lui. «Oui, aujourd’hui ils sont fiers de moi, mais ils continuent à ne pas considérer cela comme un métier», dit-il en souriant.

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★ Une carrière hors du commun
Le parcours d’Adem Özütürk (56 ans) n’est probablement possible que dans la gastronomie: ce Turc d’origine a gravi les échelons, passant de la plonge au poste de gérant et chef de cuisine de l’établissement «zum Schlössli Haggen» à Saint-Gall. La maison, située dans un cadre idyllique au-dessus de la ville, a été construite en 1644 par le président de commune, Johannes Boppart. Elle est restée une propriété privée jusqu’à ce qu’elle soit vendue à la ville de Saint-Gall en 1880, puis à la bourgeoisie locale il y a trois ans. Adem Özütürk est épaulé par sept collaborateurs et par sa femme Gülsüm (37 ans), qui est responsable du service. Le restaurant dispose de 50 places, auxquelles s’ajoutent deux salles (10 et 20 places) et une terrasse de 80 places. En tant que sommelier, le patron a un faible pour le vin. Il entreprend souvent des voyages à la découverte des vignes et enfourche volontiers sa moto.